mercredi 28 avril 2010

Avoir lieu - matériaux - 2




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La porte s’ouvre. Elle regarde l’enfant. Nous entrons dans l’appartement. Je marche vers la chambre. J’ouvre la porte et je le regarde de loin. Son visage est luisant comme un visage de cire. Je m’approche de lui et je touche ses mains. Je recule d’un pas. Je le regarde longtemps. L’enfant se réveille.







Selon qu’il est né précisément à trois heures du matin ou à trois heures passées de vingt minutes, la disposition des planètes dans l’univers offraient à ce corps en train de naître un paysage d’accueil différent. La clinique des neufs soleils à Clermont-Ferrand le 21 juillet 1968 participe de ce paysage. Et celles et ceux qui participent à la venue au monde de ce corps en train de naître travaillent avec les étoiles. Il y a deux jambes écartées s’ouvrant sur un trou par lequel un corps sort du ventre de sa mère. Il y a deux mains qui aident le corps à sortir. Il y a des yeux. Il y a les étoiles.







Cette scène a lieu tous les jours. Plusieurs fois par jour. En différents points du monde identique et très différente tous les jours. Plusieurs fois par jour. En différents points du monde. C’est fait.







Réveil avant le jour. Dehors : paysage sous la neige. Émotion. Bouffée d’émotion. Paysage dans la nuit. Paysage blanc dans la nuit. Large baie vitrée s’ouvrant sur le paysage enneigée dans la nuit. J’ai dix ans.







Dans la nuit je fomente un invincible récit. Dans la nuit je l’adresse à tous les corps étrangers. Je l’adresse, dans la nuit, à tous les corps familiers. Je suis de retour dans la ville. Je viens y reconnaître l’invincibilité des faits. J’articule les premiers mots. Pour les corps étrangers. Dans la nuit. Pour les corps familiers.







Ce qu’ils comprennent : est très précisément ce que je leur transmets de joie et de légèreté. Dans chacun de mes gestes. Dans chacune de mes phrases. Dehors : fonte des neiges.







Ce qu’ils ne comprennent pas : ils le gardent pour plus tard.







Ce qu’ils ne comprennent pas : ils le regardent.







Entre le départ et le retour, il existe un point en mouvement qui nomme l’étendue du récit. Un point vivant qui signe l’éternité du commencement. Je veux traduire le mouvement et la vie de ce point. Je veux faire le récit de l’étendue qu’il parcourt.







Toute traduction : affirme au présent le choix d’un récit. Toute traduction : appelle à sa suite un dialogue où trahison et fidélité fondent le récit.







Point de départ : pour nommer le commencement. Point de départ : pour défaire l’origine passée. Point de départ : aujourd’hui. Point de départ : sans cesse. Point de départ aujourd’hui pour faire l’origine par le présent. Multiplicités des points de départ. Démultiplier l’origine : par les points de départ. Traduire l’origine = faire le récit de l’infini à l’œuvre. Point de départ = continuer par l’infini.







Je suis la neige au matin. Je suis la fonte à sa suite. J’ai dix ans. Je regarde le mort allongé sur le lit.







Hommes et femmes assis sur les bancs. Sacs en plastiques remplis du peu qu’ils possèdent. Hommes et femmes de la rue. Alcool. Hommes et femmes dont on ne voit plus la forme des corps sous les vêtements sans forme. Alcool. Puanteur. Gueule. Frappe. S’effondre. Dans la rue.







Hommes et femmes dans les maisons. Hommes et femmes dans la rue. Hommes et femmes dans les bureaux. Hommes et femmes dans les champs. Hommes et femmes dans les usines. Hommes et femmes derrière les machines. Hommes et femmes derrière les tables. Hommes et femmes de la nuit. Homme et femmes du jour. Hommes et femmes au travail dans la nuit. Hommes et femmes au travail dans le jour. Hommes et femmes au travail avant les heures du jour. Hommes et femmes préparant les lieux du travail pour ceux qui viennent après. Hommes et femmes nettoyant les lieux du travail pour ceux qui viennent après. Hommes et femmes levés dans la nuit pour laver le sol des lieux du travail pour ceux qui viennent après. Hommes et femmes de jour et de nuit entrant dans les maisons pour y laver draps, vaisselle, sols et habits qui ne sont pas les leurs. Hommes et femmes faisant propres les lieux qui ne sont pas les leurs. Hommes et femmes au service des autres. Hommes et femmes dans les rues de la ville.







Il tend la main. Elle tend une assiette. Il fait à manger. Elle passe le balais. Il finit une bouteille. Elle avale une bouchée. Il appelle son chien. Elle trébuche et elle tombe. Il répare sa voiture. Elle dit que c’est trop cher. Il sort de chez lui. Elle encaisse la monnaie. Il s’assoit sur le muret. Elle referme le sac. Il attend que le jour passe. Elle rentre du travail. Il part en vacances. Elle éteint la télé. Il prend ses médicaments. Elle est payée pour ce qu’elle fait. Il aime ce qu’il vient d’acheter. Elle vit autrement. Il a envie d’autre chose. Ils se croisent. Ils se parlent. Ils s’ignorent. Ils s’évitent. Ils se rencontrent. Ils s’arrêtent un instant. Ils marchent ensemble pendant quelques heures. Ils ne se quittent plus. Ils vont ailleurs. Ils restent ici. Ils se tiennent par la main. Ils voient les hommes et les femmes dans la ville. Ils savent que le monde est vaste. Ils le voient. Ils y vivent.







1968 – 1974. Séquence historique. Émancipation. Éphémère. Impossible. Révolution. Pour laquelle. Nécessaire de déterminer. Dans quelle mesure. Il y participe aujourd’hui.







Il a trente ans. Il rentre encore chez lui par la fenêtre. Il habite au quatrième étage. Il tombe du quatrième étage. Il meurt.







Hommes et femmes qui marchent seuls dans la ville. Hommes et femmes tous avec dans les yeux le rêve de rentrer chez eux encore par la fenêtre. Hommes et femmes avec dans les yeux la chute d’un corps depuis un quatrième étage. Hommes et femmes en train de vivre et tous avec dans les yeux la chute d’un corps.







Hommes et femmes qui attendent dans les maisons. Hommes et femmes qui marchent dans les ruines.







Hommes et femmes pour la première fois.
Hommes et femmes qui ne restent pas.
Hommes et femmes en train de jouer.
Hommes et femmes jouant contre le vouloir.
Hommes et femmes qui se regardent se touchent longtemps.
Hommes et femmes en joie de jouer longtemps.
Hommes et femmes dans les lieux du passé
Jamais.
Hommes et femmes annonçant jamais les lieux du passé ne reviendront dans le
Réel.
Hommes et femmes annonçant nous ne reviendront pas.







Le mouvement d’un corps vers un autre corps. Le mouvement des corps lancés dans l’histoire. Le mouvement d’un corps annonçant l’histoire. Le mouvement des corps enlacés : ne pense aucun avenir. Le mouvement d’un corps. Le mouvement des corps. Les mouvements.







Un geste. Une sensation. Nos corps s’approchent et lèvent leurs protections. Un geste. Une sensation. Dans le silence les corps et leur sensation. DEUX MORTELS : QUI SE VOIENT : NE PEUVENT PAS S’IGNORER LONGTEMPS. Un geste. Une sensation. Je ne voudrais pas mourir ici. Allons ailleurs.







Déceler une histoire relève de la conscience, non de la sensibilité, qui vécut un temps absolu, sur quoi l’inscription marque peu. [*]







Défaire la nécessité du savoir
Continuer
Marcher dans la ville
Marcher dans le village
Arrêter les déplacements
Oublier l’inscription des déplacements dans le paysage
Oublier la nécessité de l’inscription
Oublier de continuer
Oublier d’arrêter
Le déplacement
Être immobile
Oublier
La nécessité
D’être immobile
Pour voir
Oublier
La nécessité
De voir
Le paysage
Pour l’inscription
Oublier
L’inscription
Oublier
Nécessité
De l’inscription
Oublier
Nécessité
D’oublier
Nécessité
De connaître
Le paysage
Pour oublier
l’inscription
Ce temps
A lieu.







Sentir l’émotion face au paysage.
Sentir l’émotion dans le paysage.
Sentir le déplacement stoppé par l’émotion.
Sentir l’émotion provoquer l’arrêt.
Temps suspendu.
Ce temps a lieu.
Émotion.







Je ne veux pas la réponse. Je veux reformuler la question. Je veux la reformuler sans cesse. Je veux avancer avec elle. Je veux avec elle augmenter les distances à parcourir. Je veux avec elle continuer à répondre. Je veux avec elle former des distances et des espaces nouveaux. Je veux avec elle former de nouvelles pentes à gravir. Des sommets intermédiaires à dépasser. Je veux : gravir les montagnes. Je veux : la mort de l’enfance pas la mort de l’enfant. Je veux reconnaître l’enfant : en détournant la charrue. Je veux dire oui c’est lui. Je veux perdre l’innocence. Je veux prendre la route et faire l’expérience de cette séparation-là. Je veux traverser les paysages muets jusqu’à la parole. Je veux : parcourir les distances qui m’éloignent de l’enfance. Pas de l’enfant. Adieu. Bonjour







J’entre chez lui. Par le cœur. J’entre chez lui. Par le corps. J’entre chez lui par l’émotion. J’entre chez lui par la sensation. J’entre dans la ville. J’entre dans la maison. J’entre dans le corps. J’entre dans le cœur. Je suis un corps extérieur. Je suis un corps étranger. J’entre dans un corps étranger. Dans un cœur étranger. Dans une maison étrangère. Dans une ville étrangère. Dans un village étranger. Combien de temps : resterai-je étranger. Dans ton corps. Dans ta ville. Dans ton village. Dans ta maison. Combien bien de temps : à te déranger. Est-ce que je dois demander : une autorisation : pour écrire à l’intérieur de ta maison. Dans ta ville. Dans ton village. Dans ton corps. Est-ce que je demande une autorisation. Pour intégrer ton paysage. Monde vaste. Monde brute. Frontières. Ruelles. Artères intérieures. Accélération des flux. Battements des cœurs. La nuit. Dans les rues. Dans les chambres. C’est la même chose. Un océan. Battements des cœurs. Fracas des vagues. S’il te plaît. Doucement. Tu fais trembler les murs. Attention. Les parois tremblent. Mon cœur va lâcher. Larmes, larmes, larmes. Est-ce que je demande une autorisation pour faire trembler ton cœur. Est-ce que je demande une autorisation pour abattre les murs. Traverser les frontières. Je ne survivrai : pas : à ton passage. Tant mieux. Je n’en peux plus : de survivre. Oui c’est ça : fais-moi trembler les murs. Je viens. Faire trembler les tiens.







Il devient fou. Il s’en va. Il devient fou. Il revient. As-tu oublié mes larmes. Silence. Leurs cœurs tremblent.







Et l’heure de la suite qui s’abandonne, en confiance, avec un son particulièrement clair. Et puissant.







Il arrive devant l’immeuble. Il attend devant l’immeuble. Il attend sur un banc. Il attend la fonte des neiges.







Il n’attend plus.







Les gants blancs de laine et dedans les mains fines qui tiennent serré le volant.







Il n’attend plus.






[*] : Hubert Lucot, in ‘‘Opérateur le néant’’