lundi 3 mai 2010

Avoir lieu - matériaux - 3





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Face aux lieux du travail pensant les lieux du travail comme autant de lieux du secret. Face aux lieux du travail pensant les lieux du travail comme dialoguant avec les temps du secret. Face aux lieux du travail pensant les lieux du travail comme des temps dialoguant avec les lieux du secret.



Chambres, bureaux, usines, champs. J’entre dans l’immeuble. J’entre dans la chambre. J’entre dans le bureau. J’entre dans l’usine. Je traverse le champ.



Il est derrière les machines. Elle est derrière le bureau. Il est sur elle derrière le bureau. Elle est sur lui derrière les machines. Il est devant l’immeuble. Elle est devant l’usine. Il entre dans la chambre. Elle traverse la ville. Il va l’attendre à la sortie de l’usine. Ils rentrent tous les deux à pieds. Elle le tient par la main. Il passe avec elle par les chambres. Elle passe avec lui par les champs. Il passe avec elle devant l’usine. Elle passe avec lui devant les bureaux. Ils sont derrière les machines. Il entre seul avec l’enfant dans la chambre.



Marcher dans la ville. Matin. Temps gris et froid. Traverser les lieux d’enfance d’hier. Marcher dans les décors d’un passé mort. Penser les corps : seule mémoire des lieux. À chaque instant de leurs déplacements : les corps : seule mémoire vivante. Je marche dans les rues de la ville. Je marche vers le trou noir de la mémoire. Traces pour demain. Non. Traces d’hier mortes dans les décors d’hier. Traces vivantes dans les corps aujourd’hui.



Celui qui n’a pas de souvenirs n’a pas vécu. Sentences. Celui qui n’a pas de souvenirs n’a pas ressenti. Sentences : mentent. Ressentiments. J’ouvre le corps à la sensation par le présent. Celui : qui n’a pas de souvenirs a vécu ce qu’il ne veut plus ressentir. Je fais parler : le silence. Je fais parler ce qui par le silence maintient les corps en vie et participe de la mémoire. J’écris la naissance d’une volonté. J’apprends comment le silence devient parole. J’apprends comment parler avec l’évolution de la nécessité. J’apprends comment vivre : avec l’évolution. Avec la mémoire qui se forme et devient : inscriptible : par la volonté.



La main s’approche et branle les enfants de cœur. Les enfants de cœur chacun leur corps branlé par la main. La main sans savoir qui elle branle.



Dans la nuit. J’écris l’invincibilité des faits. Quelque visibilité qu’ils aient. Dans la nuit. L’histoire aujourd’hui petite ou grande produit ses effets.



Trois corps allongés avec main directrice en conscience branlant les sexes des enfants de cœur. Dans la coupe en métal brillant la main mélange les trois spermes. Ainsi le maître enseigne à ses futurs disciples ce qu’il en des rites et de la discipline. Trou noir dans la mémoire. Béance. Main branle béance. Plus rien. Absence. Silence. Le maître jouit dans le plaisir du silence. Le maître ordonne le plaisir. Le maître donne l’ordre et la main qui branle feint de savoir quel plaisir est nécessaire à qui elle branle. La main qui branle appelle en retour la main de qui elle a branlé. La main qui branle anime son seul plaisir. En toute conscience. En toute conscience dirigeante. Le chef. De la maison. De l’entreprise. Le chef. De la conscience. Règne pour son plaisir. Seul. Le silence : allié majeur de sa jouissance.



Le silence d’un corps. La main qui branle son silence. Adieu. Mémoire de son geste. Aujourd’hui : je reviens : plus jeune que jamais. Je reviens aujourd’hui plus désirable que jamais. Ange de la mort : c’est moi. J’efface la mort du souvenir. J’efface sa morgue. J’ai, face à la mémoire : un désir qui fut le tien. J’efface la mort de la mémoire. J’ai, face à la mort de la mémoire effacée : un plaisir intense qui s’inscrit : en conscience.



J’ai, en mémoire, un certain désir effaçant le pas encore là. J’ai, face à la mort, un plaisir qui n’efface en rien la mémoire de la main. J’ai face à ton corps qui meurt un sourire que ta main cherche encore en vain. Je tends la mienne aujourd’hui pour ton agonie. Cette jouissance-là, je veux bien que nous la partagions.



L’enfant s’approche du corps à l’agonie. Je disperse les cendres de l’homme sans lignée.



Les doigts fous rageant à l’intérieur d’un sexe inconscient. La main lâchée dans l’ivresse frappant le visage d’un homme. La main lâchée dans l’ivresse frappant le visage d’une femme. Le réveil sur un banc à quelques mètres de chez soi. Il est 10h00. Toutes les images de la nuit reviennent.



Tu es assis devant à côté de lui et il conduit. Tu es assis devant à côté de lui. Toujours c’est lui qui vient te chercher quand tu arrives à la gare.



Tu entres dans le bar. Il est 10h00. Tu commandes un café. Tu es un peu en avance sur l’heure du rendez-vous comme toujours. Tu t’assois. Tu choisis une table un peu en retrait avec vue sur l’extérieur comme toujours. Tu vois le magasin de vélos en face. Liquidation totale.



Je lui donne mon vélo. Il détruit mon vélo. Je donne mon vélo. Il roule ivre dans les rues de la ville avec mon vélo. Il tombe beaucoup. Je lui donne mon vélo. Il en ramène la carcasse au village.



Son vélo tous les jours 35 ans aller-retour appartement-usine.
Son vélo détruit par mes soins pour finir en moins d’une année.
J’en ramène la carcasse au village.
Il faut sauver la carcasse.



Je vais moi-même jeter la carcasse à la déchetterie. Je dis : ton vélo. Il pense : mémoire de l’usine. Je dis : ton vélo. Mémoire dans les corps. Pas dans les objets. Ton vélo. Carcasse.



Va la jeter lui-même à la déchetterie.



Un bar. Une étudiante dans sa lecture. Un livre sous ses yeux. Commande un café. À l’extérieur : liquidation totale.



Marche dans les rues de la ville. Façade d’un immeuble. Appartement. C’est la nuit. Photocopieuse dans un coin de la pièce principale. Je travaille sur le tournage d’un film.



J’écris le scénario d’un film que je ne réaliserai pas. J’écris le scénario d’un film que je réalise aujourd’hui. Ce texte est un film. Chaque page de ce texte est une séquence. Les lieux et les temps s’y rencontrent comme un son rencontre une image : avec un silence de matière en fusion : dessous.



Fils d’ouvrier. Fils de paysan. Village d’Auvergne. Village d’Allier. Village de la Creuse. Guerre mondiale. Révolution. Une femme et un homme. Instituteurs. Les enfants. Le régisseur du film. Le régisseur d’une ferme. L’alcool. La trahison.



Le corps emporté par les vagues va mourir noyé. Je vais mourir noyé dans les vagues. Impossible de rejoindre le rivage. Nous allons mourir noyés dans les vagues. Nous rejoignons le rivage. Cadavres pas encore. Ton sexe humide s’ouvre large. Dedans. Oui.



La nécessité de l’événement ne tolère aucun appel.
Est appelé : ce qui n’est pas là.
Et l’événement, lui : est là.
Il est là : non appréhendable dans sa totalité.
Il est là.
Et toute nécessité : passe par celle de l’événement, qu’elle le veuille ou non.
Toute nécessité : se déploie par une attention à l’égard de ce qui est appréhendable.
Toute nécessité – déployant une attention – se double d’une nécessité de l’action, et participe de l’événement : dans les conséquences de l’attention, par l’action + dans les conséquences de l’action, par l’attention : approche de l’événement.
Y être : sans la possibilité jamais de l’appréhender dans sa totalité.
Y être par l’attention et l’action dans l’appréhendable.



Chaque phrase est une séquence. Le texte est un récit de l’histoire. L’événement : ne connaît pas de récit. L’événement connaît les corps qui participent de son existence. Pas l’inverse. Les corps participent à l’événement dont ils ne peuvent avoir connaissance. Dans sa totalité. La connaissance des corps : est dans l’ignorance de l’événement : conjuguée au savoir sans preuve : d’y être.



Un pont qui enjambe une voie ferrée. Une voie ferrée qui longe le bâtiment de l’école.



Je ne me souviens pas. Il a les images. Les images lui reviennent et s’animent dès qu’il voit les lieux. Les sons des mots me reviennent. Les sons des noms. Les sons des lieux. Les images en moi restent fixes. Pas de mouvement. Images tétanisées par le souvenir et sa morgue. Images me fixent.



Je passe par ce chemin. Je passe par là. Chemin pour l’école. Trottoir. Chemin pour le collège. Trottoir. Chemin pour le lycée. Temps gris. Temps gris et froid. Je passe par là seul avec lui. Je passe par là seul sans lui. Il ne se souvient pas = je ne passe pas par là. Nous marchons côte à côte, main dans la main. Je vis seul dans un appartement avec baie vitrée coulissante et vue sur la ville. Je marche avec lui jusqu’à l’usine. Nous entrons dans un chantier. Des ouvriers bâtissent un immeuble résidentiel de haut standing. C’est là. Je suis né là. Destruction de la maternité. Construction d’un immeuble résidentiel. Réalité de nos présences aujourd’hui sur le chantier. Ce n’est pas par ce type de retour géographique que se trouve l’accès. L’accès : ne se trouve pas. Marche dans un décor mort. Corps présent dans le temps gris et froid. Ce n’est pas par là que ça passe.



Un immeuble. Les balcons à l’arrière de l’immeuble donnant sur la maternité. Le bruit des billes tombant au sol à l’étage au dessus. Les jeux entre deux balcons de deux appartements mitoyens. La façade avant de l’immeuble. La façade arrière de l’immeuble. Les chambres et la salle à manger avec vue sur la maternité. La cuisine avec vue sur la rue. La cuisine avec vue sur la ville. Nous enjambons un muret. Depuis le chantier de l’immeuble résidentiel de haut standing en construction, nous enjambons un muret. Arrière de l’immeuble. Une femme nous regarde. Nous marchons vers elle. Une femme nous regarde. Nous rassurons la femme. Nous lui disons que nous marchons sur les traces de notre passé mort.



Il y a cinquante ans que j’habite ici pourquoi êtes-vous partis.
Il y a cinquante ans que j’habite ici j’ai connu beaucoup de morts.



La cage d’escaliers. Notre appartement. L’appartement mitoyen. Le même palier. Le même étage. Ceux qui vivent au même étage que nous. Je frappe à la porte de l’appartement du passé mort. Je ressurgis au présent face aux morts. J’avance : dans les lieux du passé aujourd’hui décor. J’avance aujourd’hui dans le décor des morts. Corps de la mémoire oh mon enfant. Frappe à la porte de la maison. Première fiancée. Frappe à la porte. Maisons d’accueil. Sois le bienvenu. Je suis. Le bienvenu. Tu n’es pas. Le bienvenu. Je suis. Face à vous. Pour incarner : l’idée que je me fais de l’être. Bienvenu ou pas. Je frappe à la porte et la porte reste close. J’écris : sur la porte : je ne reste pas. Je marche dans un décor : parmi les morts. Je marche dans les images d’un rêve. Nous : marchons dans les rues de la ville où nous sommes nés, tous les deux, à huit années d’intervalle. 30 mai 1960. 21 juillet 1968.



Une zone que nous traversons et qui séparent les deux espaces dans lesquels lui et moi nous vivons sans nous connaître. Nous traversons cet espace. Nous arrivons devant l’école. Interdit : d’entrer : dans les écoles. Tu n’entreras pas vivant dans le décor de ta mort. Tu ne vivras pas mort parmi les vivants du jour. Passe : devant l’école. Continue, arpente : le territoire derrière la barre de l’immeuble. Arpente : territoire. Dessine : limite du jeu. Ligne au sol. Sur le trottoir. Nous la franchissons. Nous marchons vers la barre de l’immeuble. C’est à quel étage. On habite au quatrième. Est-ce que je me trompe. Il appelle : à la rescousse : les survivants. Il veut savoir. Quand je lève la tête je regarde le quatrième étage. Est-ce que je me trompe. C’est là que je porte les yeux. C’est là que les yeux me portent. Nous entrons : dans la cage d’escalier. Nous marchons : jusque devant la porte de l’appartement. C’est le même sol. Partout. C’est le même sol. C’est incroyable. C’est le même sol partout. Partout là où je marche c’est le même sol. Je comprends : ça. J’ai dix ans. Maintenant, je sais : où que je sois, où que j’aille, c’est le même sol. L’espace de jeu est vaste. Où sont les espaces de jeu.



Un autocar roule à vive allure dans une forêt. L’autocar est rempli d’enfants. Envie de vomir. Manque d’air. L’autocar se gare sur le bas côté de la route. Un enfant descend et vomit dans la forêt. Ici : au pied de la barre de l’immeuble : je gare ma voiture. Il ne conduit pas. Il boîte. Il a eu un accident. C’est sa femme qui conduit. Ici : je gare ma voiture. Je peux la surveiller depuis la fenêtre de la salle à manger. Les volets sont en métal. Les volets sont en bois. Des projecteurs en haut de chaque barre d’immeuble éclairent les parkings. Des projecteurs en haut de chaque barre d’immeuble sont en lutte contre l’obscurité de la nuit. Des projecteurs en haut de chaque barre d’immeuble font la lumière.



Boulevard. Vue sur façade arrière de l’immeuble de la rue de l’Oradou. Vue sur fenêtres de la façade arrière de l’appartement de la rue de l’Oradou. Église : sur le boulevard. Emplacement pour affiches et photos du cinéma paroissial. Immeuble : en face de l’église. Voiture en carton peinte en rouge offerte par jeune fiancée. Ruelle qui longe l’église et rejoint rue de l’Oradou. Un terrain de tennis derrière une maison. Nous entrons dans la propriété. Nous entrons sans frapper dans la propriété. Le terrain de tennis est défoncé. Nous marchons dans les ruines. Un homme vient vers nous. Nous échangeons quelques mots. C’est mon frère qui s’occupe de ça. Dommage qu’il ne soit pas là. L’homme porte un seau rempli d’eau. Sa fille va construire une maison sur le terrain de tennis. Ils construisent des maisons sur les lieux de la mort. Il sont une communauté de femmes et d’hommes qui bâtissent des maisons sur les ruines des espaces morts. Normalité des comportements. Survivance. Croyance. Une rue qui descend à droite. La grosse femme qui tient le magasin de journaux. Un homme qui dit moi je n’y crois pas c’est conneries et compagnie mais ascension moi je sais ce que ça veut dire. Ascension = ascenseur et ça si ce n’est pas de la sorcellerie. La boulangerie est fermée. Nous entrons dans l’immeuble de la rue de l’Oradou. Nous entrons par les garages. Nous entrons par les caves. Nous remontons par la cage d’escaliers. Les boîtes aux lettres sont en bois dans la cage d’escaliers. Les boîtes aux lettres sont en métal : dehors. Nous montons jusqu’au quatrième étage. Je suis devant la porte. J’ai dans la main les clés qui ouvrent les serrures. Il y a du bruit dans l’appartement. J’ai envie que quelqu’un ouvre. Je n’ai rien à faire ici. Je décore la mort. Je ne reste pas. Jour gris. Temps frais. Nous redescendons. Nous sommes derrière l’immeuble. Nous marchons sur les cailloux. Nous marchons au-dessus des garages. Nous rejoignons la rue. Nous continuons la marche. Nous passons devant l’épicerie. Nous passons devant la boucherie. Salon esthétique pour chien. Salon esthétique pour humain. Agence immobilière. Banque. Laverie. Barre d’immeuble pour étudiants de l’école des impôts. Femme asiatique et sa douceur. Trottoir. Petit teigneux qui me cogne. Trottoir. Petit teigneux qui va me cogner. Trottoir. Je traverse la rue pour éviter son coup d’épaule.



C’est là. C’est ici que je vis. C’est là. Je joue contre le mur. Tout seul. Je me joue ici des parties sans nom contre moi-même. Là aussi. Là aussi. J’arrête de jouer. Tout seul. Je n’en peux plus. Je viens chez lui. Je viens jouer chez lui avec lui. Je viens chez lui me réfugier. Nous jouons ensemble.



Nous avons dans nos mains les clés des portes qui ouvrent les serrures. Nous marchons dans un décor. Nous sentons les lieux d’hier en nous vides et morts aujourd’hui. Vies des morts aujourd’hui. Je n’en peux plus. Je veux un peuple vivant. Je veux être de ce peuple. Vivant.



L’antécédence. La vie à l’œuvre dans le corps de l’autre avant sa rencontre. Ton rapport d’écoute à ce corps autre avant sa rencontre. Ce corps extérieur à toi-même. La rivalité. L’attirance. Le cœur est indivisible. J’ouvre le corps d’un cadavre. C’est moi. Autopsie. Je fais une pause. Je vais manger. Je rentre chez moi en escaladant la paroi de l’immeuble. Une dernière fois je rentre par la fenêtre de ma chambre. Une dernière fois je tombe. Ça y est. Je suis mort.



Nous marchons vers la rue de l’Oradou. La phrase du premier amour est inscrite sur le mur. J’ouvre le corps d’un cadavre. Le cadavre s’ouvre sur sa seule autopsie. Seul un corps vivant peut s’ouvrir au présent. Nous marchons. Nous passons devant l’école. Nous nous voyons pour la première fois. Interdit d’entrer dans les écoles. Nous regardons depuis dehors. Les trous dans le sol. Le préau sur la longueur du bâtiment. L’apprentissage d’une première langue étrangère. La musique. L’instituteur avec grosse moustache : rions trois fois par saccade de deux. Sa femme : travaille dans le même établissement que lui. Il : travaille dans le même établissement que sa femme. Mangent ensemble à midi, le matin, le soir. Ma main : se jette dans la vitre : le verre explose : tranche la peau : le sang coule. La cicatrice : au bout de l’auriculaire. C’est la main droite. Je regarde la cicatrice. Je mange à la cantine. Ici : les femmes s’appellent par leurs prénoms et se vouvoient. Ici : je mange avec les élèves. Un son de radio est diffusée en permanence dans l’établissement. Ici : je mange avec les professeurs. Dans une pièce à part. Chacun sa pièce. J’emprunte le passage souterrain par lequel accéder à la salle de sport. J’emprunte le passage souterrain par lequel des enfants disparaissent. Nous continuons le chemin. Nous traversons la voie ferrée. Nous allons voir les morts. Nous marchons avec eux, chez eux. Nous les faisons parler. Nous parlons avec eux. Nous regardons droit dans les yeux chaque mort et confrontons notre parole à leur présence. Ils sont là. Nous entrons dans le lycée. Nous prenons un café dans un bar à l’entrée du lycée. Nous entrons dans le lycée. Nous marchons dans la cour. Nous tournons en rond dans la cour. Nous accélérons la marche. Nous sommes en train de courir. Nous ne sortons pas du couloir dessiné au sol pour la course. Nous courons sans savoir respirer. Nous courons sans qu’on nous ait appris à respirer. J’ai un point de côté. Je regarde les arbres. Je m’arrête. Je sors du couloir. Je marche vers le gymnase. J’entre dans le gymnase. Je regarde les adolescentes.



Mais que fais-tu donc, insensé, quand c’est mort et mort parmi les vivants que tu reviens.



Je fais le récit d’une naissance. Je reviens pour le vivant. Je gravis les marches d’un amphithéâtre à ciel ouvert. Je vois les salles sombres du rez-de-chaussée. J’apprends à parler dans la langue dite maternelle. J’apprends à écrire dans la langue dite maternelle. J’apprends à calculer dans une langue étrangère. J’écoute la musique des langues. J’apprends les liens que tissent une langue et un chant. Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels.



Un corps massif. Un enfant. Il frappe un adulte.



Nous poussons la porte. Nous marchons dans les couloirs. Nous marchons dans le silence des couloirs. Quelques élèves attendent à côté des portes à l’extérieur des salles de classe. J’entre dans la bibliothèque. Ils sont au travail. Ils semblent vivre ensemble. Ils semblent être heureux. Je suis invisible. Je suis clandestin dans un décor fait pour un autre temps. Je suis invisible dans leur décor. Je marche dans les couloirs silencieux. Je marche dans le silence partout. Décors d’angoisse. Espace vide. Plein de l’angoisse. Nous marchons.



C’est le début de l’année. Nous marchons. C’est l’appel des noms. Nous marchons. C’est pendant l’année. Je. Ne comprends rien. À ce qui est enseigné. Ici. Je ne comprends rien à la nécessité d’y être. Je regarde les arbres. Je quitte le couloir dessiné au sol. Je regarde les adolescentes. J’apprends les liens que tissent une langue et un chant.



Ils sortent. Ils s’embrassent. Ils sont deux corps au milieu des autres corps. Ils quittent le lycée. Ils traversent l’avenue. Ils entrent dans le bar en face. Ils s’embrassent. Ils se séparent. Ils se disent à peine au revoir. La nuit est tombée. Il va chercher son enfant à l’école.



De l’attirance pour cette femme. Il est à l’affût. L’envie d’un corps contre son corps. L’envie de sentir la peau. Verbes lécher, embrasser, pénétrer. Il parle avec elle avant de lécher sa peau. Ils s’embrassent. Ils se lèchent. Ils se pénètrent. Le soir ils mangent avec eux. Le soir ils sont dans le salon avec eux chez eux. Il les regardent. Il passe une dernière soirée avec eux. Il passe la nuit avec elle. Ailleurs.



Les tendres bras de la jeune princesse. Elle leur sert à manger. Les seins sous l’étoffe. La peau blanche et son odeur de lait. La chaleur de la peau sous le tissu. Images des corps sous les draps. Chahut des corps qui défont les draps. Ils mangent tous les deux à midi dans un restaurant. Ils désirent à midi tous les deux la même femme. Nul nécessité de parole pour ce savoir-là. Ils désirent tous les deux la même femme et cette femme en désire un autre. Nul nécessité de parole pour savoir cela. Ils entrent en guerre : pour conquérir la femme à défaut de pouvoir conquérir son désir. Ils font alliance : pour conquérir la femme. Ils font alliance pour la capturer. Ils lèvent une armée. Ils revêtent leurs habits de guerriers. Ils font ça ensemble.



3 janvier 1968. Temps bref d’une révolution en son désir qui la consume. Temps bref d’une révolution en sa réalisation qui la consume. Un événement ne se maintient pas. Il bouleverse. Il se transforme. Il se transmet par ce qu’il devient. La fête du présent pur ne dure pas. La conciliation du pur présent avec la durée ne se réalise pas. La réconciliation et l’irréconciliable maintiennent ce qui de la fête peut se maintenir : mémoire. Une fête : dont la mémoire allume d’autres feux. Et dont la durée appelle l’inédit, l’inattendu, le nécessaire par la dépense. L’éternel : existe. Tout appel : est inutile.



21 juillet 1978. Il mange avec lui à midi. Il tranche un morceau de viande. Il s’excuse. Il se demande ce qu’il entend. Il s’interroge sur ce qu’il entend. Il s’interroge sur ce qu’il comprend de la question de l’entente. Il se demande s’il entend. Il se demande s’il donne. Il se demande comment donner. Son temps. Sa vie. Il pense au mot coupable. Il entend la coupure dans le coupable. Il entend la possibilité d’une déchirure. Il pense qu’il ne suffit pas de pouvoir. Il a dix ans.



23 juillet 1978. Ils sont tous réunis dans la cour devant la maison. On le voit ici sur la photo souffler les bougies plantées dans le gâteau. C’est à la fin du repas. Il souffle les bougies. On sent dans le souffle les pensées qui l’animent. On sent sortir les pensées de son corps à chaque bougie qui s’éteint. On sent à chaque bougie qui s’éteint une pensée respirer à l’air libre. Quand toutes les bougies sont éteintes : il pense à la nuit qui vient. On sent la joie dans les mouvements de son corps. On sent la joie dans les mouvements, dans leur légèreté, dans le moindre de ses gestes. On sent la joie. Il souffle.



Il entre dans la chambre. Il entre dans la salle de bain. Les portes dans cette maison ne ferment pas. À quoi bon fermer les portes : je t’expliquerai. Je t’expliquerai ce que signifie une porte fermée. Le monde entier : ne t’appartient pas.



Mais alors pourquoi est-ce que j’entends tout.



Faire du bruit. Faire du bruit dans la nuit. Dormir dans le même lit. Chahuter. Chahuter dans le noir. La porte s’ouvre. Lumière.



Il entre dans la salle de bain. Il a vu de la lumière. Il entre dans la salle de bain. Il n’a pas vu de lumière. Il entre dans la chambre.



Pourquoi est-ce que tu penses qu’il a la même logique que toi.
Pourquoi est-ce que tu penses qu’il ne change pas de logique.



Je ne change pas de logique. Je ne comprends pas comment on peut changer de logique.



Il y a de la lumière quand ils jouissent. Ils font la lumière quand ils jouissent. Je fais la lumière. Je suis une porte qui s’ouvre. Je fais jouir un corps. Le corps fait la lumière. Nous jouissons. Nous faisons la lumière.



J’enfile les collants. Je me branle dans un train. J’ouvre la table de nuit. Je feuillette le livre. Je m’essuie avec la serviette. Je l’embrasse violemment. Nos dents se cognent. Je lèche l’intérieur de ses cuisses. Je jouis. Je vois la lumière.



Je me réveille. Je quitte la maison. C’est le matin. Je marche dans la ville avec mon gentil sourire. J’ouvre la bouche, et maintenant, je parle. Je suis maintenant une parole proliférante. Ils ne peuvent plus rien savoir de moi.



Ma salive a le goût de son sexe. Je marche dans la ville.



Les premiers mots. J’entends les premiers mots à la radio. J’entends les premiers mots dans une chanson. Je me souviens de toutes les chansons. Il faut que ça chante pour que j’entende. Si pas de chant pas d’entente. Je chante. Je suspends les sons dans le vide. Je réanime la vie laissée en suspens. Je ne m’arrête plus.



La porte s’ouvre. Je suis face au miroir dans le petit couloir. Je me retourne. Je vois au bout du long couloir la porte ouverte avec cette femme qui n’est ni la jeune princesse ni une collègue de travail. Je vois au bout du long couloir la porte ouverte avec cette femme qui marche vers moi.



À toi qui lis ces mots. Je t’invite à bien regarder la pièce dans laquelle tu te trouves en ce moment. Je t’invite à considérer cette pièce comme l’improbable traduction de l’appartement dans lequel je commence à écrire ce que tu es en train de lire. Aujourd’hui. 21 juillet 1978.



Les clés. Dans le creux de la main droite : deux clés pour la porte, une clé pour la cave, une clé pour les boîtes aux lettres.



Il devait y avoir une autre vérité qu’on nous cachait, pas possible, quelque chose clochait, cette réalité ne tenait pas. Il manquait la colère.



Je suis face à la porte. Dans la main droite, poing fermé, je tiens serrées les clés et je tends le bras au-dessus du vide de la cage d’escaliers. Je suis au quatrième étage face à la porte de l’appartement. Je défais l’étau qui enserre les clés dans la main. Les clés tombent dans le vide. Je ferme les yeux. J’attends le son de l’impact des clés au sol. En bas. J’entends le son de l’impact des clés au sol. J’entre dans l’appartement. Je marche dans le couloir. À droite, première chambre.



Ne pas entrer. Continue.



Je continue d’avancer dans le couloir. À gauche : salle à manger : la lumière pénètre dans la pièce par une large baie vitrée. À droite, le salon. J’entre dans le salon. Là, une bibliothèque aux portes vitrées. Derrière les vitres, les livres : muets. Sous les livres, muets, derrière leurs portes vitrées, d’autres portes, plus petites, en bois. Derrière les portes en bois, les albums-photos. J’ouvre une porte. Je saisis un album photos. Je l’ouvre. Le feuillette. Je m’arrête sur une photo. Je regarde l’image. C’est à la fin du repas dans la salle à manger. Je suis assis derrière la table. Je quitte la table. Je vais dans le salon. Là, une femme est assise dans un des fauteuils. Quand je tourne mon visage vers le sien son regard pénètre le mien. Quand je tourne mon visage vers le sien mon regard plonge dans son regard et des mots pénètrent mon corps et me parlent en une langue : pour laquelle nulle traduction ne m’est alors possible. Je regarde l’image. Je regarde la femme. Je referme l’album photos. Je quitte le salon. Je continue d’avancer dans le couloir. Au bout du couloir : le petit couloir qui dessert la cuisine, les toilettes, la salle de bain, la deuxième chambre. Je rejoins la deuxième chambre. La lumière entre par les fenêtres. Je marche vers les fenêtres. Je les ouvre. En bas, le toit des garages souterrains. Je ferme les yeux. Je traverse le toit. Je suis dans les sous-sols face aux portes des garages. Je me retourne.



Ne te retourne pas.



Je me retourne. Je pousse une porte. Je marche dans le couloir qui dessert les caves. À ma gauche, la porte qu’ouvre une des clés que je retrouve au sol quelques pas plus loin, au bas de la cage d’escalier. Je laisse les clés au sol. Je prends l’escalier. Je remonte d’un étage. Dans le hall d’entrée, les boites aux lettres en bois. Dans le hall d’entrée, l’absence des boîtes aux lettres. Je sors. Boîtes aux lettres en métal : dehors. Je descends quelques marches. Je rejoins la rue. Je m’éloigne de l’immeuble. Au premier carrefour je laisse à gauche l’école maternelle, l’école primaire. Je continue tout droit. Au second carrefour, face à la masse des bâtiments du collège, du lycée, je bifurque à droite. Je rejoins la gare. Je monte dans un train. J’entre dans un compartiment. Là, un homme est assis et quitte des yeux le journal qu’il est en train de lire. Quand je tourne mon visage vers le sien dans son regard je pénètre une attente à laquelle nulle traduction en moi ne sait répondre. Une attente à laquelle je pense alors qu’il m’est nécessaire de répondre. Pénétration d’un regard. Lecture d’une attente. Impossible traduction. Impossible réponse. Équation indéchiffrable.



Ce n’est pas en répondant que se forme un corps mais seulement en affirmant sa présence.
Solitude. De la présence.



Je m’assois en face de l’homme. Le paysage défile. Le train rejoint Paris. Gare de Lyon. Je descends du train. Je sors de la gare. Je ne suis pas prêt.



Il n’est pas question d’être prêt. Ou de ne pas l’être. Il est question d’être n’est-ce pas. C’est tout.



Le petit couloir au bout du long couloir. Un miroir entre la porte de la salle de bain et la porte des toilettes. Je me tiens face au miroir. Je me retourne.



Ne te retourne pas.



Je me retourne. Je vois la porte d’entrée ouverte face à moi.



9 novembre 1989. C’est la nuit. Je frotte mon visage contre les murs. Un monde s’effondre. Nulle force pour en bâtir un autre.



1989 – 2001. Absence. Il pense qu’on l’oublie. Il voudrait qu’on l’oublie. Il dort chaque jour vingt heures par jour pendant douze années de sa vie. Un matin, la porte s’ouvre. Il est dans le berceau. Un matin, on vient le chercher. Il part en courant. Il emmène avec lui le berceau. Il se réfugie dans une nouvelle chambre.



1989 – 2001. Il passe les dernières années de sa vie : aveugle, assis dans un fauteuil à un mètre d’une télévision allumée 24 heures sur 24. Je suis assis aujourd’hui dans son fauteuil.



Défaire les vieilles images afin de pouvoir toucher le monde.
Ainsi le récit du vieux est fait.
Ainsi le récit que le vieux n’a jamais fait je le fais sans le vieux.
Ainsi le récit est fait sans plus de soucis pour le vieux.



Récit par lequel articuler les mouvements du corps en même temps que les mouvements des phrases. Lenteur de l’apprentissage. Existence d’un mouvement s’ouvrant au récit par lequel une conscience vient à naître. Quand une conscience vient à naître : plus aucun récit ne manque. Aucun récit ne manque à la conscience.



Le récit : est ce qui est. Le récit : est le mouvement avec ce qui est. Le récit connaît ainsi ce que l’événement connaît. Voilà.



Il a vingt ans. Son enfant vient de naître. Il part à la guerre. Il revient vingt ans plus tard. Son enfant a vingt ans. Il donne son nom à l’enfant. Il repart.



J’écris la puissance de l’appel. J’écris sa nécessaire défaite. J’écris comment se défait la puissance d’attente. J’écris l’intensité d’un regard qui ne forme aucune image au-delà de ce qui est. Je sais que la puissance d’attente est la puissance de l’appel. Je sais que lorsque la puissance de l’appel se renverse, elle anime le corps non plus pour un appel mais pour un acte. L’intensité d’un regard qui ne forme aucune image au-delà de ce qui est : participe de cet acte.



Dans un monde modifié par la puissance en acte de corps enfin libres : les corps tremblent de joie. Dans un monde modifié par la puissance en acte de corps enfin libres : les corps font trembler le monde. Dans un monde modifié par la puissance en acte de corps enfin libres : les corps ne cessent de modifier le monde. Ce qui participe de la joie des corps : passe par la connaissance d’un monde : dans la conscience qu’il participe de leur puissance.



Je cesse de vous écrire. J’écris dans l’enchaînement des lieux sans vous. Et avec vous. J’écris dans leur déchaînement. Je vous laisse votre histoire. J’écris la nôtre.



La terre qui nous voit naître a pour nom terre natale. J’ignore encore le mot pour dire la terre où l’on meurt. Un mot ne suffit pas. J’écris le récit d’un monde qui ne se contente pas de mot, et par lequel désirer : encore.



Et je trace en tout point de ma vie des lignes tendues vers l’infini. Je trace des frontières, des trajectoires. Les trajectoires traversent les lieux. Je peux nager dans la mer. Je peux rejoindre l’île que je vois. J’ignore à qui appartient cette île mais je peux la rejoindre. Je le fais. J’annule la frontière. Une nouvelle frontière se forme dans mon dos. Je n’annule aucune frontière. Nulle frontière : ni devant moi, ni dans mon dos. Multiplicités mouvantes des frontières. Je suis une île. Nous sommes l’archipel. Chacun en tout point de nos vies traçant des lignes tendues vers l’infini. ATTENTION. N’espère en aucun point de ta vie voir les lignes se rejoindre. ATTENTION. N’attends en aucun point de ta vie la rencontre. Voilà. Tu es là où tu es.



Aujourd’hui. L’océan est sans fin. Et unique. Aujourd’hui. L’île est toute petite. Et multiple. La montagne est sur l’île. Le palais, la maison, la ferme, le château, l’usine, la chambre, la cathédrale, l’immeuble, toutes les ruines. Tout est sur l’île. Tout est unique. Tout est multiple. Les rois, les prétendants, les paysans, les ouvriers, les animaux, les hommes libres, les esclaves. Tous sont sur l’île. Les femmes. Portent le peuple dans leur ventre. Le ventre : est multiple. Quand ta vie commence. Tous, ils sont sur l’île. Tous ils sont multiples. Voici l’espace. À toi le temps.



Il est au restaurant avec eux. Il leur dit qu’il ne viendra plus. Elle lui demande des nouvelles de l’Amour. Il répond calmement d’un seul mot : non. Elle lui tend une enveloppe. Il répond calmement : non. Il les regarde tous les deux. Il pense qu’à partir de maintenant il fera payer le prix fort. À tous ceux qui ont voulu le faire taire. Il fera payer le prix fort. À tous ceux qui ont voulu acheter le silence. Il ne fera rien payer. Il le sait. Il leur dit qu’il ne viendra plus.



Il a dix ans. Il marche au bord d’une rivière. Il est seul. On sent la joie dans les mouvements de son corps. Dans la légèreté de son déplacement. Dans le moindre de ses gestes. Il a dix ans. C’est le matin. Cette nuit, ils sont morts, tous. Il marche seul, au bord de la rivière. Joie dans son corps. Dans les mouvements de son corps. Légèreté dans le moindre de ses gestes. Cette nuit, un monde vient de naître. Ils sont morts, et ce matin, il marche avec eux. Ce matin, ils sont tous en train de naître. Avec lui. Il est seul en train de naître. Avec eux. Avec d’autres qui déjà les rejoignent. Avec d’autres qu’il est en train de rejoindre. 9 novembre 2009.