lundi 10 mai 2010

Avoir lieu – matériaux – 4




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Nous vivons un tournant dans l’histoire de nos vies et nous ne le savons pas encore. L’histoire bascule et nos vies avec elle et nous ne le savons pas encore. Nous le sentons, cependant, sans savoir quelles seront les conséquences de cet événement pour lequel il est inutile que nous nous préparions.







La nécessité que nous avons de vivre un tel événement dialogue avec la nécessité que nous avons d’être pleinement vivant. La nécessité que nous avons d’être pleinement vivant dialogue avec la querelle que tous nous entretenons entre servitude et liberté. La nécessité que nous avons de vivre cette querelle dialogue avec la nécessité que nous avons de répondre : chacun par notre présence : dans l’événement.







Il y a nos corps. Ici. Il y a des murs. Il y a des frontières. Il y a des murs et les espaces à l’intérieur des murs. Il y a des murs et les espaces à l’extérieur des murs. Il y a des territoires délimités par des frontières. Il y a des murs dressés pour bâtir des maisons. Il y a des murs dressés pour faire de certaines frontières des lignes infranchissables. Aucune frontière n’est infranchissable. Aucun mur n’est assez puissant pour s’opposer indéfiniment au désir des corps.







Le désir des corps passe par la chute des murs. Le désir des corps passe par la traversée des frontières. Ainsi est-il nécessaire que murs et frontières existent. Pour connaître leur chute et leur traversée, leur existence est nécessaire. Ainsi les corps tracent des frontières. Ainsi les corps dressent des murs. Ainsi les corps les traversent et les abattent. Ainsi les corps vivent leur désir.







Le néant est un espace ouvert sans limite.







Les frontières sont tracées pour dessiner des limites dans cet espace sans limite.







Le néant est un espace disponible.







Le néant est un espace ouvert pour que l’événement puisse avoir lieu.







Nous avons besoin de connaître le néant. Nos corps : ont besoin de connaître le néant. Pour connaître le néant : nos corps ont besoin de s’ouvrir à l’événement. Pour vivre le vertige de cette connaissance : nos corps ont besoin de s’ouvrir à ce qui n’a encore jamais eu lieu.







Quand nous détruisons les murs anciens, les murs anciens ne disparaissent pas.







Nous gardons la mémoire des murs anciens. Nous gardons la mémoire des mots anciens. Nous gardons la mémoire des noms anciens. Nous continuons de les porter. Avec nous, ils deviennent autres.







Quand nous entrons dans le néant toute cette vieille logique est bouleversée.







Quand nous entrons dans le néant : nous sommes : en train de naître. Et les murs anciens, les vieux noms, les vieux mots : plus rien ne change, plus rien ne disparaît, plus rien ne se répète : nous sommes : en train de naître : et tout a lieu : à chaque instant, à neuf.







Connaissance du néant = origine par le présent.







Dans la maison, un chef règne sur la famille.







Dans la maison, le chef dit que la famille est cet ensemble constitué par ceux qui vivent sous un même toit et sur qui règne son autorité.







Dans la maison, le chef dit qu’il règne sur ses femmes, sur ses enfants, sur ses esclaves, sur ses serviteurs.







Les serviteurs : sont des femmes, des hommes, des enfants, qui offrent leurs services au chef contre une place convenable dans la maison.







Il n’est pas dit comment se négocie le convenable de la place.







Les esclaves : sont des femmes, des hommes, des enfants, qui n’offrent rien car ils n’ont rien.







Il n’est jamais dit en quoi ce rien nourrit une puissance qui trouve toujours son heure.







Les femmes et les enfants qui ne sont ni esclaves ni serviteurs doivent obéissance au chef.







L’obéissance ne se négocie pas.







Les murs de la maison dessinent un espace clos pour l’obéissance des enfants qui ne sont ni esclaves ni serviteurs, pour l’obéissance des femmes qui ne sont ni esclaves ni serviteurs, pour le convenable de la place accordée aux serviteurs, et pour l’usage qu’il est fait des esclaves.







Je regarde la maison. Aujourd’hui. Je m’en éloigne. Je regarde le chef qui me regarde m’éloigner. Je regarde le chef comme on regarde un corps sûr de son autorité. Je m’étonne qu’il me laisse m’éloigner. Je regarde les murs de la maison. Aujourd’hui. Je les regarde comme les murs d’une trop calme prison à l’intérieur de laquelle mon corps a rêvé le monde du dehors. Je m’en éloigne. Je regarde le chef. Et dans mon regard je sens que le jugement laisse place au pardon. Je ne comprends pas ce mot. Je ne comprends pas cette phrase. Je regarde le chef. Je me détache de lui. Je me détache de la maison. Je marche au dehors, dans l’espace que je viens d’ouvrir en sortant de la maison. Je marche dans l’espace qui s’ouvre tandis que je m’éloigne.







Le néant est ma nouvelle demeure. Ici, les murs tracent des lignes invisibles qui relient entre eux des corps étrangers les uns aux autres. Ici, les lignes traversent d’autres lignes qui relient d’autres corps. Ici, les lignes tracent des frontières qui à la fois séparent les corps et les relient. À chaque séparation, à chaque rencontre : une fête a lieu. Le néant est un lieu très vivant.







Ici, dans le néant, aucun corps n’est attendu. Ainsi les rencontres sont vives et vraies car les corps sont là où ils sont, avec ceux qui sont là, sans attente. Ici. Dans le néant. Les corps sont ouverts à l’inattendu.